Commentaires d'articles et d'ouvrages

Tous Masos ?

Ouvrage de François Ladame

Maurice KHOURY


François LADAME est psychiatre, psychanalyste et ancien président de la Société suisse de psychanalyse.

Médecin, chef d’unité de psychiatrie de l’adolescence à Genève et spécialiste du suicide et du psychodrame analytique, il est aussi l’auteur de plusieurs articles et ouvrages, dont Le suicide chez l'enfant et l'adolescent, Les états psychotiques à l'adolescence, Haine et adolescence : qui hait qui ? et Les éternels adolescents.
De 2010 à 2021, il préside le comité de parrainage de l'Association psychanalytique internationale qui travaille avec l'ALDeP dans une réflexion qui combine organisation institutionnelle, formation de candidats à la psychanalyse et développement de la pensée clinique et théorique.

Feuilleter cet ouvrage en cliquant ici (Ed. Odile Jacob, 2022).


Argument

Le masochisme est vieux comme le monde. Ses visages sont multiples et personne n’y échappe.
Comment expliquer que certains se mettent régulièrement en situation d’échec, s’autopunissent en permanence ? Comment ne pas franchir la ligne rouge d’un masochisme qui se transforme en véritable torture mentale ? L’enfermement dans le masochisme n’est pas une fatalité. Il existe des voies pour s’en affranchir et alléger sa vie.
C’est tout le propos de ce livre, nourri par l’expérience clinique mais aussi par de nombreuses références littéraires et cinématographiques, qui éclaire de manière très vivante ce processus interne si particulier.
F. L.


Discussion

Très agréable à lire, on pourrait entendre l’ouvrage de F. Ladame comme une sorte d’ « abrégé » qui retrace avec des mots simples et accessibles le masochisme moral ; en l’associant à une diversité de tableaux allant des plus communs (masochisme « mesuré », masochisme maternel, sacrifice, altruisme excessif) aux plus complexes (obsessions, névrose de contrainte, troubles alimentaires et dépendances) il est très souvent rencontré dans notre pratique d’analyste. Mâtiné de clinique, d’exemples de la vie quotidienne et de culture littéraire et cinématographique, il illustre opportunément des notions métapsychologiques autrement inaccessibles aux lecteurs.

Toujours du point de vue de la forme, limpidité, présence d’un interlocuteur imaginaire qui facilite la communication avec le lecteur et qui exprime avec une clarté synthétique des décennies de réflexion et d’expérience. Le va-et-vient entre les chapitres et les différents fils rouges qui les relient (contrainte, culpabilité, tendance au sacrifice et endurance) facilitent la fluidité de l'entreprise. On voit bien que l’auteur ne fait l’économie d’aucun moyen afin de rendre compréhensible cette notion, par ailleurs complexe au plan théorique.
Concernant le titre, le masochisme serait un phénomène à dépasser avec, dans l’après-coup de la lecture, une intonation de recommandation : comment arriver à se faire du bien…

Sur le fond, quelques commentaires cependant :

A-t-on le choix de ne pas être masochiste ? Alternative posée et là, on serait peut-être en train d’évoluer sur le terrain de la théorie d’un moi qui risque de paraitre comme « maître en sa demeure ». Toutefois, l’on pourrait comprendre cette position qui s’adresserait plus au lecteur profane, amené progressivement à des notions plus complexes au fur et à mesure de l’évolution du texte. Je suis un peu trop schématique, j’en conviens, mais ce serait là une manière de problématiser, au-delà des subtiles et belles nuances de l'ouvrage.

En outre ce qui me semble plutôt peu apparent dans le texte, c’est l’hypothèse d’un masochisme comme gardien de la vie psychique. Un masochisme moral comme dernier rempart contre une auto-destructivité encore plus dévastatrice. Ladame en parle quand même dans la dernière partie (pages 197 et 180) quand il évoque la connotation masochiste en tant que solution ; mais il me semble que cet aspect de la compréhension du masochisme moral comme solution mérite d’être développé un peu plus.


Surmoi tyrannique et masochisme du moi : notions à désolidariser…

Concernant le surmoi sadique (ou tyrannique) et le masochisme du moi ils m’apparaissent comme un peu mélangés dans l’ouvrage – l’auteur les utilise souvent de pair ; c’est vrai qu’ils sont toujours liés économiquement mais leur mouvement dynamique et conflictuel mériterait que l’on s’y attarde :


Précession du surmoi tyrannique ?

Le surmoi, juge et accusateur, reste présent dans le texte par rapport au masochisme du moi – qui peut être aussi primaire et originel. Bien qu’instance interne, la primauté donnée à la dictature du surmoi donne l’impression parfois d’un geôlier redoutable et sadique face auquel une stratégie de fuite demeure la seule alternative salutaire. C’est sans doute l’aspect « inhibé » du masochisme moral qui donne cette impression.

Cependant, une hypothèse qui pourrait dialectiser cette thèse de la tyrannie du surmoi en précession du masochisme du moi et renverser la situation : l’impression que le masochisme du moi est toujours aux prises avec un surmoi qui le sadise en permanence reste lacunaire, car elle ne tient pas compte des capacités économiques d’un masochisme du moi qui reprend le dessus, non par stratégie de fuite (un moi résigné et fataliste, p. 138), mais par disposition à affronter, battre en brèche et défier cet ennemi redoutable (le surmoi) en le poussant au-delà de ses limites.

Perçu sous l’angle du masochisme du moi comme déstabilisateur du sadisme du surmoi, et sachant qu’il y perdra des plumes dans l’affrontement, le moi masochique fera tout pour garder le surmoi à portée, l’habillant de toutes sortes d’objets réels de l’environnement : partenaire tyrannique et castrateur, supérieur(e) redoutable, etc. ; le seul but et espoir étant – compulsion de répétition oblige – un terrassement de cet ennemi, dans un défi et un duel à mort dont les conséquences restent souvent sombres car le surmoi dictateur va doubler de sadisme et ainsi de suite. Entretemps, le goût de la confrontation et de la maitrise face à l’objet surmoïque dictateur prend le dessus sous des aspects – seulement apparents – innocents de soumission et de subordination. C’est désormais le masochiste qui mène le bal…

Sans doute pourrait-on mieux déceler cette hypothèse du retournement de manivelle dans la forme du masochisme érogène car dans ce dernier, la sexualisation de la relation vient sauver l’ensemble du psychisme – pour un temps. Ce retournement semble peut-être moins apparent dans le masochisme moral car agissant en secret, dans l’abnégation, le sacrifice et tout ce que F. Ladame a joliment démontré dans son livre.


Ferenczi ou quand le moi hyper-mature n’arrive plus, par la liaison, à sauver le soma… ou quand les pulsions sexuelles du masochisme du moi défaillent…

L’auteur a donné un très bel exemple du surmoi persécuteur avec un Ferenczi qui, malgré ses capacités intellectuelles de liaison, n’a pu venir à bout des forces destructrices qui l’ont attaqué jusque dans le soma par une anémie de Biermer. Là, je serais un peu plus d’accord avec lui sur la destructivité du surmoi qui a pris le dessus, épaulé par un Freud rejetant son disciple le plus proche : malgré les capacités louables d’analyse et de liaison de Ferenczi, le masochisme érogène du moi n’aurait pas suffisamment joué son rôle ; l’attaque aurait épargné son psychisme – resté intact – mais pas son corps.

Je cite ici deux phrases touchantes qu’il avait avancées dans son journal clinique (1932) : « Dans mon cas, une crise sanguine est survenue au moment même où j’ai compris que non seulement je ne peux pas compter sur la protection d’une “puissance supérieure”, mais qu’au contraire, je suis piétiné par cette puissance indifférente, dès que je vais mon propre chemin – et non le sien. » (parlant de Freud). Autre phrase, encore plus touchante : « Une certaine force de mon organisation psychologique semble subsister, de sorte qu’au lieu de tomber malade psychiquement, je ne peux détruire – ou être détruit – que dans les profondeurs organiques. »


Noyau mélancolique et masochisme

Si je comprends bien cette notion, le noyau mélancolique appellerait un travail de liaison dans l’urgence et donc un travail précaire qui parfois aboutit à un éclatement, par exemple dans le passage à l’acte suicidaire.

Si je comprends bien aussi, le noyau mélancolique est un noyau potentiellement créatif tout autant que destructeur (un peu la manière dont on peut comprendre la logique du travail du négatif selon Green : un travail qui peut tout autant aller vers la liaison que vers la déliaison et la destruction) ; un noyau, source d’angoisse flottante et menace permanente de traumatisme qui couve et qui pourrait verser dans la destruction si les pulsions de l’adolescence ne sont pas liées au fur et à mesure du développement..

L’activité anti traumatique possible demeure la sublimation qui serait « un puissant pare-feu » ou une digue qui s’opposerait au déluge.

Une remarque cependant sur cette dernière partie de l’ouvrage : le masochisme serait l’un des gardiens de la vie contre le noyau mélancolique constitutif de l’être humain qui passe sa vie à lier la pulsionnalité débordante ; le masochisme – qui, lui, peut constituer une entrave à la vie – serait dans ce cas et paradoxalement une défense contre le potentiel destructeur du noyau mélancolique.
S’affranchir de son masochisme, serait s’affranchir d’une dernière cartouche contre l’agonie et l’effondrement…

L’on pourrait aussi citer rapidement d’autres notions évoquées, comme la projection qui sauve l’adolescent, ainsi que les différents temps de liaison et la temporalité spécifique lors du détachement d’un objet pour s’attacher à un autre.

Maurice Khoury
Le 8 décembre 2023